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Vignettes mémorielles

François Jullien : Raviver de l'esprit

13 Décembre 2023 , Rédigé par Jean-Pierre Maillard Publié dans #philosophie-religion

Comment raviver de l’esprit dans ce monde telle est, en écho à Paul Valéry (Le destin de l’esprit, cité d’emblée), la gageure du dernier opus de François Jullien. On sait que le philosophe est prolixe et que sa lecture est toujours féconde. Un concept peut-il changer la vie? se demandait-il dans un ouvrage récent. Après la période de L’Intime (et ses débouchés sur l’Extime), le concept qu’il applique ici au diagnostic de notre contemporain est celui de dé-coïncidence, qu’il a dégagé depuis quelques années à partir d’une réflexion sur l’art, la religion et «l’existence ».Cela lui permet maintenant de décrire et donc d’attaquer (car il y a des fissures, dit-il après Deleuze) le système clos de la coïncidence, en vue d’une véritable résistance.

L’étau de la coïncidence, sorte de magma informe de notre environnement et de nos références, affecte tous nos comportements et représentations. La coïncidence idéologique que fabriquent les media rend même la pensée commune impossible. Les réseaux sociaux eux-mêmes refont coïncidence, car il faut faire plaisir aux algorithmes, et même la culture avec son « hétérogénéité naïve » ne peut plus « faire brèche à la coïncidence » et n’est plus qu’une soupape vouée à la marchandisation et à l’inertie.

Après un Adieu au Livre très féroce pour le monde de l’édition et des media, François Jullien déplore, à l’ère du smartphone et du tout en fac-simile et dans la tonalité de ses ouvrages antérieurs, la perte de la présence. Il est grand temps de redonner capacité au sujet, celui-ci a perdu sa double assise dans la pensée (stabilité de l’Etre et relation à Dieu) et il n’y a plus de héros, d’Histoire commune ni même de famille. Mais le Moi de l’ego (de la possession) n’est plus possible, le Moi de l’identité (identification par la société) non plus. Le Moi de l’ipséité (Levinas, Ricoeur) peut-être,mais ce serait « la fin de toute civilisation ». Il ne reste plus qu’à rêver (De profundis clamavi !) aux possibilités de l’Intelligence Artificielle…

Est-ce alors la fin de la philosophie ? Celle-ci a perdu sa prééminence, on est vite dépassé dans l’espace public et les colloques ((globish de la pensée ressassant les thèmes coïncidant du jour), il faut donc entrer en résistance : « De l’esprit », concept de combat. C’est là que François Jullien fait fort et ne craint pas d’être traité de passéiste ou de conservateur. Car les risques de récupération, en particulier par l’Église, qui a déjà trahi le message évangélique par la religion en s’appropriant et dogmatisant l’Esprit ainsi réduit à notre crédulité. Le jugement est sévère, qui met en cause le christianisme,son invention de l’Esprit Saint et le combat de Saint-Paul (« La lettre tue et l’esprit vivifie ») . Mais finalement les vrais interlocuteurs de François Jullien ne seraient-ils pas les théologiens ?

Puisque ni les livres, ni la méditation, ni
l’aura des paysages (thème jullienesque s’il en est) n’y peuvent mais, il faut , dit-il, créer de nouveaux réseaux (comme son association), en faire une cause nationale, mondiale, culturelle. On peut, comme le fait typiquement Roger-Pol Droit dans son compte-rendu du Monde ce mois-ci, s’amuser de cette présomption. Elle n’en est pas moins admirable et je la soutiens à titre personnel, mais j’attends quand même un développement plus consistant sur le thème écologique, qui n’est qu’à peine abordé, bien qu’il soit reconnu comme essentiel

Tel sera
, n’en doutons point, le prochain opus du philosophe : « De quoi la terre devient-elle le désert et qui n’est pas dû qu’à son dessèchement ? Mais y aura-t-il place encore pour du désir ? » C’est son dernier mot.

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